L'ombre

par | 22 Jan 2022 | MES TEXTES

Le texte suivant a été retenu pour concourir chez short-edition.

Qualifié
Grand Prix Hiver 2022 – Nouvelles

Voir tous mes textes retenus chez short-edition …


L’ombre

Il les regarde longtemps. Chacune a pris place à une table, sorti son portable d’un sac à main, d’une poche de manteau, puis a tapoté dessus se plongeant dans l’écran. Alignées comme des noix sur un bâton a-t-il pensé. La même scène aurait-elle pu se dérouler dans son pays ? Est-ce que des femmes, de surcroît, se seraient assisses les unes à côté des autres sans se parler ? Ne serait-ce que pour se saluer ?

Les minutes passent, le froid s’infiltre sous sa pelisse. Il devrait bouger, mais il ne peut pas. Il est fasciné par ces dames immobiles, à l’exception des doigts qui pianotent sur l’écran. Elles ne semblent même pas s’impatienter de l’absence de serveur.

Un sourire se dessine sur ses lèvres, un début de rire secoue ses larges épaules. Il sort ses mains de ses poches, traverse la rue et se pose devant la première femme.

– Un café crème, s’il vous plaît.

Elle ne daigne même pas lever la tête. Il est transparent, inexistant. Il la détaille : la cinquantaine, des cheveux bruns arrangés avec goût, un foulard de soie ocre autour du cou. Il jette un coup d’œil discret sur l’écran. Que des lettres. Elle écrit des messages, des mails. Elle frappe avec frénésie. Elle a une tête à s’appeler Lisa, décide-t-il.

Il passe devant la seconde.

– Un thé de menthe avec deux sucres.

La femme hypnotisée par des images. Elle non plus ne lève pas la tête. Il reste un instant planté devant elle, il lui fait de l’ombre mais elle ne bouge pas. Elle lui rappelle sa belle-sœur Giselle. Il se gratte la tête et se dirige pensif vers la troisième dame. Une jeune fille effondrée sur la table. Elle semble au-delà de la fatigue. Pour peu, elle s’endormirait sur son coude. Il la baptise Ange.

– Vous désirez quelque chose, mademoiselle ?

Sans modifier sa position, elle marmonne :

– Un cappuccino et un croissant. Merci.

Elle a dû travailler de nuit. Elle vient déjeuner avant de se coucher. Il la trouve plutôt mignonne avec sa grosse écharpe qui lui mange la moitié du visage et sa mèche de cheveux rebelle. Il hésite. Va-t-il jouer son rôle jusqu’au bout ? Vont-elles le regarder ? Il se décide et entre dans le bistrot.

– J’aimerais un café crème, un thé de menthe, un cappuccino et un croissant.

– Allez vous installer, je vous les apporte tout de suite.

– Non, je vais les prendre, ne vous dérangez pas.

Le barman prépare un petit plateau, le laisse sur le comptoir. L’homme s’en saisit.

– Ça va si on vous paie tout à l’heure ?

– Pas de souci, je viens encaisser dans cinq minutes.

L’homme pose la commande de la jeune femme devant elle. Oui elle ressemble à un ange, ce nom lui va à ravir. Elle reste immobile, puis murmure un merci endormi, sans quitter son téléphone des yeux. Sur l’écran une fillette parle.

– Cela fait huit euros, s’il vous plaît. Je reviens encaisser dans deux minutes.

Les deux dames suivantes, Giselle et Lisa, ne le regardent pas plus. Il prend l’argent, reçoit un merci de chacune, traverse la rue et, caché dans une porte cochère observe.

Le serveur sort et s’adresse à la jeune femme :

– Cela fera trois euros quatre-vingts, s’il vous plaît.

– Je viens de vous payer, réplique Ange levant les yeux de son portable.

– Certainement pas, madame.

Elle regarde autour d’elle, perdue.

– Je viens de vous donner huit euros pour mon cappuccino, croissant. J’ai bien pensé que c’était un peu cher…

– Madame, je sors à l’instant sur la terrasse. Un homme est venu chercher vos boissons.

Il se tourne vers Giselle qui fixe les images qui défilent sur son portable :

– Vous allez aussi me dire que vous m’avez déjà payé ?

Elle le regarde :

– Mais oui, quand vous avez déposé mon thé menthe, je vous ai donné la monnaie avec un bon pourboire même.

Lisa, la troisième lève enfin les yeux de son téléphone.

– Que se passe-t-il ? Pourquoi cette agitation ?

– Monsieur veut encaisser nos boissons prétextant que nous n’avons pas payé. Or je viens de le faire.

Le garçon se campe sur ses deux jambes en face d’elles.

–  Était-ce moi qui ai pris vos commandes ? Si non, il était comment ce serveur ?

La dame plus âgée réfléchit un instant :

– Je ne sais pas si c’était vous… je dirais plutôt grand et vous ne l’êtes pas vraiment.

– Ah bon ! reprend Giselle. Je ne suis pas certaine de sa taille.

– En tout cas, il était très serviable. Il ne m’a pas bousculée. Il a dû comprendre que j’avais des soucis.

– Vous ne l’avez pas regardé ? Pas une fois ? S’étonne le garçon de café.

Les trois femmes se regardent étonnées :

– J’avais des mails à lire et à envoyer avant ma réunion de fin de matinée.

– Et moi je devais finir de visionner un truc sur Y tube. Vous étiez assise depuis longtemps madame ? ajoute-t-elle, se tournant vers la plus jeune, Ange.

– Peut-être dix minutes, mais j’ai tellement sommeil ce matin que je n’arrive pas à évaluer le temps. J’ai travaillé cette nuit, c’était intense. Trop de stress trop d’angoisse. En plus ma fille malade alors qu’elle est chez son père. Il n’est pas très bon pour prendre soin d’elle. Je ne peux pas lui faire confiance. Je suis infirmière, c’est plus facile pour moi. Elle me racontait sa soirée et sa nuit par vidéo. C’était plus important que de regarder un serveur. Excusez-moi si je vous manque de respect, dit-elle en fixant le garçon de café. Je vous retourne la question à toutes les deux ? Depuis combien de temps êtes-vous là ?

– Comme vous, je ne saurais pas dire avec précision. Peut-être étais-je la première arrivée ? S’interroge Lisa. En tout cas il me semble. À la maison, c’est trop agité le matin pour revoir une présentation aussi importante. Et si je vais au travail, les collègues vont me tomber dessus et poser tant de questions que je n’aurais pas le temps de la préparer, cette réunion. Mon avenir est en jeu. J’exagère à peine. Notre train de vie a pris l’ascenseur, puis mon mari a perdu son emploi… Pourquoi est-ce que je vous parle de tout cela ? Et vous qui êtes silencieuse, pourquoi êtes-vous là aujourd’hui ?

– Moi, je n’ai rien de particulier ce matin. J’essaie de percer comme profileuse. J’ai ouvert un blog, il y a quelques mois. Je suis beaucoup sur les réseaux sociaux. Mon portable est mon instrument de travail. Bon, je dois y aller. En fait, je vous dois combien, monsieur ?

– Un euro cinquante, madame.

Elle rit :

– C’est sûr, je vais parler de cela sur mon blog. Il mérite une médaille celui qui a fait cela. Une arnaque qui a créé du lien dans la vraie vie. Je vais pouvoir écrire à ce propos aujourd’hui. Et dire qu’à nous trois on n’arrive pas à savoir à quoi il ressemble, à part une ombre grande devant nous ! Dommage.

– Merci pour ce café inhabituel, il m’a complètement sortie de mon stress. Étrangement, je me sens prête pour ma réunion, bien plus que si j’avais bu mon expresso seule. Mais vous, monsieur, vous l’avez vu ? À quoi ressemblait-il ?

Le garçon regarde ses chaussures.

– Je n’ai pas fait attention, j’avais plusieurs commandes en même temps. Très poli, c’est sûr et grand. Autrement, je ne saurais vous en dire plus… à y bien réfléchir, peut-être était-il africain ? Mais je ne peux pas jurer.