Mes Sciernes retrouvés

par | 15 Avr 2022 | MES TEXTES

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Finaliste – Jury
Grand Prix Printemps 2022 – Nouvelles

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Mes Sciernes retrouvés

La pente est douce en début de promenade. La route serpente sur le flanc de la montagne. Dans la cuvette se logent les chalets du Monteiller. Ils s’éloignent à mesure que je prends de l’altitude. Puis viens le moment où le chemin se cabre ! Même cinquante ans plus tard mon souffle s’accélère, mes pieds s’alourdissent et je ralentis mon allure. Je sais que je ferai une pause aux Sciernes, comme lorsque nous remuions (1) les vaches, au début de l’été.

 

Je me tenais bien en arrière de ces grosses bêtes qui, malgré les heures passées à l’étable, continuaient à me terroriser. À l’avant du troupeau, Maurice, mon héros, à l’arrière, son père. Je restais sagement derrière lui.

– Allons, elles ne te feront pas de mal. Va si tu veux le rejoindre !

Comment avait-il deviné mon secret ? À cette pensée, mes joues rosissaient. Sa main décoiffait mes cheveux. Ce geste si affectueux m’étonnait. Cet homme taciturne tolérait que je le suive à l’étable, dans la grange et maintenant derrière lui, dans la montée.

Le soir après la traite, il me disait :

– Il te faut rentrer, sinon tu sentiras trop l’écurie.

De fait, ma mère me grondait :

– Tu es encore allée traîner avec monsieur Bertold. N’as-tu rien de mieux à faire ?

Non, je n’avais rien de mieux à faire. Ce voisin me parlait de la montagne, des saisons, du mouvement de la Terre. Je l’écoutais avec une attention extrême. Si seulement, à l’école, on m’avait posé des questions à propos des regains (2), de la manière de battre le beurre, de la vélaison (3), de la traite des vaches, des litres qu’elles donnaient, j’aurais eu de bien meilleures notes. Les maîtres s’obstinaient à me demander des calculs et des déclinaisons verbales.

 

Je ne vivais que pour ces samedis et ces vacances de liberté.

 

Après la ferme des Sciernes, j’entame la montée du col de Sonlomont laissant, derrière moi, les souvenirs des jours heureux. Notre chalet reste repérable malgré la distance, ainsi que la cabane construite par mes frères et Maurice, mon héros.

Tous travaillaient dur pour acheter du matériel de construction. Le perfectionnement de cette cahute avait marqué le passage de notre enfance à notre adolescence. De quatre planches de bois, elle s’était transformée en petite habitation avec un sol en béton, une pipe et un fourneau, tous deux, récupérés lorsque mes parents avaient installé le chauffage dans le chalet. Nous passions tout notre temps libre à la cabane, nous dormions sur place certains soirs, entassés comme une meute de chiens. L’odeur forte de nos corps, les respirations lourdes, berçaient mon sommeil. Seul le bruit des branches de sapins caressant le toit de tôle m’inquiétait. Je me serrais contre Maurice, et je me rendormais. Oui, c’étaient des jours d’été, inondés de soleil, de mouches bleues vrombissantes, de travail à faire les foins.

 

La montagne libre. La montagne heureuse.

 

Cette même montagne qui a décidé de reprendre mon amour, Maurice, un jour d’hiver sans préavis. Juste comme cela. Enseveli sous une couverture blanche. Cette montagne qui s’est octroyée le droit de le terrasser et de me terrasser.

 

Je l’ai haïe. Je l’ai quittée. Je l’ai délaissée pendant des années.

 

Puis, j’ai arpenté des pentes lointaines, passé d’autres cols, comme celui dans l’Atlas à 3000 mètres. Tant d’heures de montée. Tant de morsures du soleil. Tant d’aridité. Un désert d’altitude. Pas de fleurs délicates balancées par un vent doux. Pas d’herbe grasse. Que de la caillasse. Une déclinaison de gris que seule une touche de brun rompait.

Ce paysage austère reflétait mon intérieur.

La montée, c’était loin, là-bas, au fond de la vallée. Je me traînais le long du chemin qui s’étalait sur des kilomètres à flanc.

J’ai entendu le cri d’encouragement de monsieur Bertold pour son troupeau : « Teur, teur, teur ». J’ai souri, savourant en pensée le taillé (4) que sa femme nous servait pour les quatre heures.

Ici sous ce soleil marocain, seule une barre de céréale allait me rassasier.

Puis il y eut le passage du col et la descente dans la Vallée Heureuse. La caillasse grise laissée derrière moi. Des cultures verdissaient le fond de la vallée, des arbres balançaient leurs feuillages dans le vent du soir.

 

La vie.

La vie revenue. La vie palpitante.

 

La vue du col de Sonlomont est magnifique ; d’un côté Château d’Oex et de l’autre le lac de l’Hongrin. Le sapin qui pousse devant la terrasse du chalet vient de ce vallon. Après la construction du barrage et avant l’inondation de la vallée, nous avions eu la possibilité de prélever la flore. Après un pique-nique, mon père nous avait proposé :

– Les enfants, choisissez un arbre ! Nous le planterons au chalet, en souvenir de cette vallée qui va disparaître.

Comment, si jeunes, pouvions-nous comprendre qu’une vallée disparaîtrait ? Notre sapin a grandi, s’est étendu, chahutant la fontaine et les fils électriques.

Il se tient là, témoin d’un autre temps.

 

La descente vers le lac de l’Hongrin ne présente aucune difficulté. Elle est juste longue. Les souvenirs douloureux s’estompent. Tout à coup, le plan bleu émeraude est là, immobile, dans le soleil couchant. Une brise humide agite les prairies fleuries. Au loin, le Mont d’Or a disparu dans un rideau de pluie. Heureuse, je presse le pas vers La Lécherette.

 

Le chalet qui m’héberge ce soir sent bon le sapin et le feu. Il me rappelle la cabane de mon enfance.

 

  1. Remuer : déplacer le bétail.
  2. Regains : deuxième récolte de foin.
  3. Vélaison : action de mettre bas en parlant des vaches.
  4. Taillé : sorte de galette/pâtisserie.